Lettres ouvertes à des rencontres Puneites
La vie à Pune est pleine de rencontres. De rencontres avec des personnages étonnants. Il y a matière à raconter des histoires. Toute ressemblance avec des personnes ou des faits existants ou ayant existé est tout à fait fortuite.
Il fait trop chaud. Il fait trop chaud dans ta petite chambre sans ventilateur. J’ai mal dormi. Je suis trempé de sueur. Mon bras me fait mal. Il a triplé de volume. C’était la seule partie de mon corps dépassant de sous les draps. Les moustiques s’en sont donnés à cœur joie. Saloperies ! Tu as déjà préparé le petit déjeuner : des œufs coqs, des fayots et un avocat. J’aurais préféré des Frosties. Je ne dis rien, je t’écoute. Tu me parles de ton pays, de l’Afrique, des lions mangeurs d’hommes, des reflets des étoiles la nuit dans le lac Victoria, de l’ascension du Kilimandjaro. Tu me parles aussi de ta famille et de tes amis restés au pays, de la musique, de la misère, des orphelins du SIDA… De ta voix grave et avec un débit exagérément lent, tu évoques ta foi. Je t’envie presque, c’est beau de croire aussi fort en l’incroyable. Tu me parles d’amour, de pardon, de générosité, de miracles, du paradis et de l’enfer aussi, des sorcières aux pouvoirs étranges et des marabouts d’Afrique, des prêtres qui ont changé ta vie. Je ne t’écoute plus quand tu prêches. Je me moque des sacrifices de Jesus-Christ, de l’évangile et des pêchers. Je te regarde t’habiller, tu enfiles une jolie petite robe de communiante.
Ça, ça m’intéresse !
Shall we go ?
Tu montes en amazone sur ma moto. On roule lentement sur la route de terre qui traverse les terrains vagues autour de ton bidonville. On roule lentement pour profiter de la douce chaleur du soleil matinal, pour éviter les ornières, les vaches sacrées, les carrioles et les vieillards qui prient au bord de la route. À gauche, c’est le campus. Il est immense et verdoyant. De part et d’autre de la route se dressent de vieilles demeures coloniales délabrées. Je te dis que pour moi, c’est comme l’Afrique et tu ris. Ton église est le seul bâtiment qui ait été rénové. C’est un grand temple victorien, rouge et blanc. Le parvis est noir de monde. Des Africains essentiellement, en costard, des Indiens aussi, en pyjama et quelques blancs en tunique. Tu insistes vainement pour que j’assiste à la messe. Très peu pour moi, merci.
«Deux roupies, juste deux roupies».
Tu insistes lourdement. Tu tiens absolument à cirer mes chaussures. Peu t’importe que je sois en sandales. Tu me dis que tu as faim. Je te crois. J’ai faim aussi alors je t’invite prendre un sandwich. Tu as l’air émerveillé d’entrer dans un restaurant. C’est la première fois pour toi. Tu me parles de ta vie. Tu apprends le français en regardant des films. Tu connais l’anglais, le marathi, l’hindi, le parsi et le punjabi. Pourtant, tu vis avec ta mère dans un taudis. Les bons jours, tu gagnes 30 roupies en cirant des chaussures. Pas de quoi manger à ta faim. Tout serait différent si tu avais de quoi te payer une boite à cirage. Une belle ! Tu l’imagines déjà. Tu me la décris avec passion. Elle aurait une marche escamotable, une brosse intégrée et un petit tiroir pour le fil à coudre. Avec cette boite, tu gagnerais le droit d’avoir ton propre coin de trottoir sur la Mahatma Gandhi Road.
Fini les passages à tabac par les policiers. Fini de te faire chasser par les autres cireurs de chaussures. Avec cette boite, tu pourrais facilement gagner 80 roupies par jour et, à la mousson, louer pour 20 roupies par jour un emplacement près de la Central Station. Et là ce serait la fête ! Des milliers de chaussures à ta portée, tous les jours, de quoi manger et même, si les dieux le veulent bien, de quoi marier ta sœur. Si seulement tu avais de quoi t’acheter cette boite… Tu m’as eu. Je te donne 500 roupies. Économise-les pour t’acheter ta boite. Tu as l’air sincèrement émerveillé, j’ai peut-être changé ta vie. Je suis heureux et fier de moi.
Vieille raclure ! J’ai rencontré deux expats le soir même. Tu leur as fait le même coup. Ils ont marché aussi. Ton histoire et si belle, ton anglais si parfait, comment ne pas marcher ? Je ne t’en veux pas, c’est de bonne guerre. Joli coup. Je repasserais te voir sur MG road, vieille canaille !
Tu es ivre. Comme tout le monde ici. Comme les deux Brésiliennes à moitié nues sur le balcon. Comme ces deux Palestiniens qui discutent avec ce cadre italien. Comme cette Lyonnaise qui travaille pour une boite de jeux vidéo à Mumbai et qui cherche des concepteurs ou comme ce couple de chefs d’entreprises qui cherche un bon webmaster, pas un fainéant. Tout le monde est ivre dans ton immense appart, au neuvième étage de la Society. Je regarde la vue sur Pune, ce village de 5 millions d’habitants. Tu es un vrai expat . Un de ceux qui sont là depuis trop longtemps. De ceux qui détestent vraiment, profondément ce pays autant qu’ils l’ont peut-être aimé. Tu as l’air usé. Usé par ce pays où tout va lentement. Tu es arrivé ici plein d’espoirs, plein d’ambitions et tout s’est écroulé. Tu t’es fait écraser par la lourdeur de l’administration, par l’incompétence des partenaires, par la lenteur des ouvriers. Tu me parles de rendez-vous manqués, de promesses non tenues, d’opportunités gâchées. Tu me parles des deux années passées et tu crains celles à venir. Tu me parles de tout plaquer, de les laisser dans leur merde tous ces fainéants, ces incapables et ces menteurs !
Au fait, il reste de la Kingfisher ?